LE SOIR DE L'OBERIOU de Daniil Harms
Compagnie Suzanne M.
Novembre 1994
"Ceci ne sera pas un spectacle mais un acte, comme tout acte il aura une valeur symbolique".
Cet essai, "Le soir de l'Obériou ou commémoration de la mort d'une avant-garde dans les années 30 en Russie", aura pour mission de commémorer la disparition du mouvement OBERIOU ( Association pour un art réel), mouvement d'avant-garde né à la fin de l'année 1927, réduit à néant par le pouvoir stalinien triomphant. Daniil Harms, poète et dramaturge, était l'un de ses membres fondateurs.
Le théâtre de Daniil Harms était resté dans l'ombre depuis cette époque et il vient, pour la première fois, d'être traduit et édité en français. C'est l'occasion pour nous, jeunes artistes, d'interroger aujourd'hui la notion "d'avant-garde" à travers la représentation des écrits de Daniil Harms désormais retrouvés.
ÉRIC VIGNER
" En venant chez nous, oubliez tout ce que vous êtes habitués à voir dans tous les théâtres. Beaucoup de choses vous paraîtront peut-être absurdes. Nous prenons un sujet dramatique. Au début, il se développe simplement, puis il est soudain interrompu par des éléments accessoires, semble-t-il, et de toute évidence absurdes. Vous cherchez à trouver ces lois habituelles, logiques, que vous croyez voir dans la vie. Mais elles sont absentes. Pourquoi? Mais parce que l'objet et le phénomène, transposés de la vie sur scène perdent les lois qui les régissent dans la "vie" et en acquièrent d'autres, théâtrales celles-ci... Notre objectif est-de donner sur scène le monde des objets concrets dans leurs relations réciproques et dans leurs collisions."
( Extrait du manifeste Obériou - 1928)
Elizaviéta Bam: Maintenant, tu vas voir, la porte va s'ouvrir et ils entreront... À coup sûr, ils vont entrer pour me prendre et m'effacer de la surface de la terre. (Doucement) Qu'est-ce que j'ai fait! Mais qu'est-ce que j'ai fait! Si seulement je savais... Fuir? (Elle fait un pas) Mais où? Cette porte mène dans l'escalier, et dans l'escalier, je vais les rencontrer. Par la fenêtre? (Elle regarde par la fenêtre) Ouh là là! c'est haut! Impossible de sauter! Mais que faire? ...Eh! on entend des pas! Ce sont eux. Je vais fermer la porte à clé et je n'ouvrirai pas. Ils peuvent frapper autant qu'ils veulent...
( Extrait de la pièce Elizaviéta Bam - 1927)
Cette pièce fut l'une des dernières manifestations sur scène de l'avant-garde, ou de ce qu'il en restait au moment où les associations d'écrivains prolétariens se chargeaient de liquider systématiquement toutes les mouvances non conformes.
Le théâtre est l'art de l'éphémère, et pourtant, ou peut-être pour cette raison , il dépose dans l'âme collective et individuelle des images, des sentiments, des idées; l'oubli est sélection, le théâtre est constitutif de mémoire. Mémoire d'un lieu, d'un homme, d'un peuple. Le metteur en scène ne travaille qu'à partir de ce creuset; proposer un texte, des images, c'est rendre hommage à cette sédimentation. Elle forme le point de départ indispensable sans quoi le théâtre ne serait que répétition ou perdrait contact avec ceux à qui il est proposé. Cependant, il est une chose de prendre acte de l'histoire de son art, il en est une autre de pousser la recherche jusqu'à souhaiter intégrer son travail dans la mémoire variée de son public. On sait que ce rapport toujours mystérieux entre une pièce et son public s'incarne dans un lieu. Il s'agit alors de comprendre ce que représente ( pour ceux qui l'investissent) sa configuration intérieure et son implantation dans un espace global, quartier, ville, nation. C'est la démarche d'Éric Vigner.
Aller présenter deux pièces ( La pluie d'été de Marguerite Duras et Le soir de l'Obériou de Daniil Harms) en Russie aujourd'hui n'est pas chose banale. Il s'agit bien plus que d'une tournée à l'étranger, ce qui est en jeu, en question, c'est la redécouverte ou la recréation d'un lien entre deux pays à la fascination réciproque, manifestée par de multiples échanges culturels spontanés. Faut-il rappeler le vif intérêt porté à l'URSS depuis 1918 par la plupart des intellectuels, peintres, metteurs en scène français? Faut-il insister sur l'importance du rayonnement des artistes français en Russie?
Cette redécouverte des chemins d'un échange à elle seule légitimerait l'intérêt porté à une aventure de cet ordre.
Mais bien plus que cela encore, présenter La pluie d'été et Le soir de l'Obériou en Russie c'est confronter, non opposer, le passé et le présent du théâtre. Ce passé, d'une avant garde russe signataire d'un manifeste pour l'Art Réel enfoui sous la chape de plomb stalinienne et l'acuité présente d'un texte de Marguerite Duras dont l'importance politique s'enracine dans une histoire d'amour, de Vent, dessinant par là l'horizon d'une redéfinition du politique.
Cette redéfinition du politique, c'est à dire du rapport au savoir, à la finalité de l'existence individuelle et collective s'ébauche notamment par la revalorisation de l'acte politique en tant que tel, par la nécessité d'assumer une histoire indépassable, (celle de l'holocauste, celle de la barbarie mécanisée et irresponsable), et par l'acceptation de se situer en permanence dans le grand déséquilibre provoqué par "l'incertitude à décider de l'existence ou de l'inexistence de Dieu". Ce grand déséquilibre est le signe de l'expérience douloureuse et réjouissante du doute après les grands récits.
La pluie d'été aussi est un manifeste, si ce mot dévoyé fait encore sens, mais pas de ceux imposés avec violence ni de ceux qu'un pédagogisme excessif éloignent de l'Art. Un manifeste poétique adressé à des individus, un texte et un théâtre qui travaille et laisse des traces en profondeur.
En premier lieu chez Éric Vigner et ses comédiens, conscients de la fragilité de cette parole, ils en ont fait le fondement même de leur travail: "Nous sommes en chantier. Les choses sont en train de se faire.Et c'est ce qui me plaît; ce dôute que j'ai atteint et qui ne me quitte plus m'Oblige à ne rien fixer, m'Oblige à la légèreté. C'est un livre ouvert!"
Aussi, témoigner de ce parcours intérieur des artistes, de ces tentatives pour faire entendre une parole fragile et profonde, dans des lieux qui chaque fois entraînent une re-création, rendre visible les traces d'un tel travail dans un pays qui bascule dans un vertigineux questionnement, voilà qui nous paraît indispensable.