Peut-on écrire sur le théâtre? Peut-on écrire dans le théâtre? Ou plutôt écrire autour dans la conscience d'une position fragile et pesante. Fragile parce que le théâtre est éphémère et que l'écrit l'inscrit dans un continuum qui le dépasse, l'englobe, s'en nourrit et le réduit. Pesante, parce que nous voilà confrontés à la mémoire. Aussi convient-il peut-être de tourner autour d'un travail, de se nourrir des hésitations, de décrire un cercle, celui des hommes et femmes de théâtre et surtout celui ouvert, en forme de point d'interrogation : la représentation.
Le théâtre est appel d'air, courant de parole, circuit d'échange, il implique et entraîne le discours ou le méta-discours. Ce dernier tend parfois, trop souvent, de plus en plus en tout cas à supplanter le théâtre à proprement parler. Raison supplémentaire pour tenter de circonscrire leur statut réciproque.
Comment situer le théâtre dans la société? Quelle est sa place? Est-il un symptôme, un révélateur ou un acteur social? Autant de questions sur le théâtre qui témoignent d'une attente fonctionnelle ; plus que tout autre peut-être le théâtre doit trouver sa légitimité dans les miroirs qu'il tend à la société, dans sa capacité à éclairer sinon l'avenir du moins le présent.
Cette attente, loin d'être neuve, emprunte aujourd'hui d'autres voies et convoque ou exprime d'autres logiques. Pour des raisons sur lesquelles il nous sera donné de revenir, cette attente prend de moins en moins la forme ancienne d'une injonction à se situer d'un côté ou de l'autre de l'affrontement entre deux principes de légitimation, Dieu et la République, l'Homme universel et la Race, le Prolétaire et le Citoyen.
La demande n'en est pas moins forte pour le théâtre de jouer un rôle dans le système. Dans les monceaux de ruines de cette fin de siècle, dans ce qu'il est habituel de considérer comme une perte de repère, dans cette crise des représentations, il est tentant d'intimer au théâtre la fonction de fournir les moyens d' "y voir un peu plus clair".
Dans l'obscurité, le théâtre devrait aussi participer de l'élaboration d'une transparence communicationnelle. Lorsque la politique s'embrouille, on ne manque pas d'espérer voire d'exiger que le théâtre enfin se mette à "signifier", à faire sens, qui plus est pour le plus grand nombre. On assiste à un surinvestissement de l'art aux dépens du politique.
Dans ce contexte, comme le souligne Jean-François Lyotard (1), "quelle que soit notre intervention, nous savons, avant de parler ou d'agir, qu'elle sera prise en compte par le système comme une contribution possible à son perfectionnement. Ce n'est pas que le système soit totalitaire (...), c'est au contraire que sa marge d'incertitude est assez ouverte".
Eric Vigner, comme tout jeune metteur en scène le constate chaque jour, son premier spectacle -La maison d'os- a immédiatement accueilli une foule d'observateurs institutionnels pressés de s'abreuver à la fontaine de jouvence. Il est inutile d'insister sur l'aspect positif d'une telle situation, elle n'est pas pour autant exempte de dangers. Les jeunes metteurs en scène ne peuvent se payer le luxe de l'inconscience du prix à payer pour cette prévenance. Le marché culturel repose sur une logique performative. Celle-ci provoque une inflation du méta-discours. Ce dernier s'adapte à la vitesse de circulation de ce qu'on est tenu d'appeler "les biens culturels" et canalise voire prémâche auprès des opérateurs culturels le travail artistique de plateau, quand il ne permet pas de compenser la vacuité de la démarche artistique réelle. On assiste à une forme de légitimation par le discours qui en outre puise généralement par facilité ou par cynisme dans des catégories conceptuelles dépassées.
Il apparaît difficile d'échapper totalement à cette propension au méta-discours. Mais, il est urgent d'évoquer la possibilité d'une nouvelle économie du discours sur le théâtre qui fasse sienne l'idée que si les œuvres sont destinées à entrer dans "les fonds culturels, la mémoire et la rhétorique dont le système a besoin, cela ne change rien au fait qu'elles n'aient jamais été "produites" par lui, seulement contextualisées, ni avec lui, ni contre lui, mais qu'elles étaient nées ailleurs, loin de toute transparence communicationnelle, objets de culture certes, plus ou moins accessibles à la communauté, mais irréductibles aux usages et aux mentalités par la puissance foudroyante que nous appelons leur beauté et qui résiste au temps".(2)
Et J.F. Lyotard ajoute : "Cette résistance et cette opacité, il faut les respecter en les recevant, quand bien même on s'efforce de les commenter. Commenter n'est ni débattre ni s'y "retrouver". Plutôt donner suite à ce reste et accepter de s'y perdre". Voilà peut être trop succintement résumé, et au risque de simplifications dangereuses, pourquoi il nous apparaît que l'on ne peut chercher à poser les jalons d'un parcours, celui d'Eric Vigner, que dans un mouvement circulaire fait de proximité et d'échanges. C'est d'ailleurs aussi peut être un mouvement circulaire qui lie le statut du théâtre et son pourquoi, et ce pourquoi à son comment.
Mouvement à la fois circulaire et ouvert, car le pourquoi du théâtre n'est jamais stable et s'il l'était il n'y aurait plus de théâtre.
"L'Acte est vierge, même répété" écrit René Char. C'est dans l'incertitude, le doute, l'attention à ce qui peut advenir que le théâtre surgit.
À propos de son travail sur le texte de Marguerite Duras, La pluie d'Eté, Eric Vigner déclare; "Nous sommes en chantier. Les choses sont en train de se faire. Et c'est ce qui me plaît. Et ce doute que j'ai atteint et qui ne me quitte plus m'Oblige à ne rien fixer, m'Oblige à la légèreté".
À la question, pourquoi faites-vous du théâtre, Eric Vigner pourrait reprendre à son compte la phrase d'Ernesto, le héros de La Pluie d'Eté, "c'est pas une question de plus que ça ou de moins que ça, c'est une question, personne ne sait de quoi". Laisser la question ouverte pour recevoir l'inatendu, ouvrir les espaces pour accueillir ce qui échappe.
L'étude dramaturgique d'une pièce, si elle garde son importance doit s'effacer, s'oublier au cours des répétitions. Le théâtre n'a rien à faire d'une masturbation solitaire du metteur en scène. Si le travail consiste à démonter une pièce comme une belle horlogerie suisse, le théâtre peut-il tenir son rôle, ses promesses.
L'artiste n'est pas un professeur, il est le créateur du monde, sa quête, sa vérité c'est la pureté, au sens où l'écrit Daniil Harms à Claudia Vassilievna en 1933; "Lorsque j'écris des vers, il me semble que le plus important , ce n'est ni l'idée, ni le contenu, ni la forme, ni la fameuse notion de "qualité", mais quelque chose d'encore plus fumeux et plus inaccessible à l'esprit rationnnel ; il s'agit de la pureté de l'ordre. Cette pureté est la même dans le soleil, dans l'herbe, dans l'homme et dans la poésie. L'Art véritable est au rang de la réalité première, il crée le monde et se trouve être le reflet premier de celui-ci. il est obligatoirement réel."
Que signifie alors faire sens? Le théâtre n'est plus et ne sera plus forum au sens où l'imaginait les Grecs, sa centralité est remise en cause. Si le théâtre reste parfois au centre des cités, ce n'est bien souvent qu'un vestige géographique, l'agora est aujourd'hui télévisuelle. Peut-on se contenter d'en nourrir une nostalgie? N'oublions pas que cette situation correspondait au désir d'un théâtre producteur et souvent diffuseur d'idées, souvent extérieures à lui-même, elle induisait un rapport au public fondé sur la pédagogie voire le pédagogisme. Cette pente du théâtre, y compris très contemporain, peut elle ou doit elle résister à la ruine des systèmes de représentation prétendant à la connaissance et au contrôle du devenir, doit elle résister aux désaveux d'idéologies assimilables à autant de "religions séculières" ?
Face à un avenir radicalement indéterminé, faut-il entendre faire sens, comme l'expression d'une linéarité de l'histoire arc-boutée sur l'instruction des masses? Non, sans aucun doute. "Comprendre c'est sentir, éprouver" disait Jouvet, point de repère essentiel pour élaborer un théâtre, témoignage d'une présence, et inventant constamment un rapport à un public non plus massifié mais composé d'autant d'individualités. Le travail d'Eric Vigner consiste en cela, les textes qu'ils soient de Dubillard, Duras ou Harms en sont la meilleure expression.
C'est dans le respect absolu du texte, dans son écoute, dans l'absence d'effets superflus que la poésie théâtrale naît. Le metteur en scène est un passeur de Vent, d'Amour, attentif aux choses intimes qui conduisent à l'universel, il provoque et préserve la justesse d'un regard, d'une attitude, d'un sentiment. Il ouvre alors un espace de compréhension réciproque tissé par la mémoire individuelle et collective du spectateur.
Le lieu théatral participe de cette mémoire. "Le lieu (quelqu'il soit obéit à des lois qui lui sont propres. Il est l'acteur principal, pas seulement dans la réalité sensorielle, physique, kinesthésique que l'on peut entretenir avec la réalité mais aussi dans le rapport inconscient qu'il entretient, dans la résonance qu'il génère avec la mémoire et l'imaginaire collectif du spectateur".
Le travail d'Eric Vigner est toujours lié à la réalité du lieu investi, qu'il s'agisse d'une ancienne usine à matelas désaffectée d'Issy-les-Moulineaux où s'installa " la maison d'os", où du cinéma des années cinquante de la banlieue Brestoise ou du magnifique théâtre à l'italienne du conservatoire qui accueillirent la Pluie d'Ete, le théâtre tout entier devient espace de représentation.L'emblème de la compagnie Suzanne M., la Scala de Milan bombardée symbolise aussi ce désir de jouer avec le code de mise en forme et de perception de la représentation tel qu'il a été établi au Quattrocento, en brisant la frontalité du rapport scène/salle.
Autour de ces problématiques, dans la conscience d'un théâtre d'art, dans un double mouvement de doute et de confiance, de hasard et de nécessité s'esquisse, s'invente, peut-être, un nouveau rapport au public, fait d'attention au banal et au concret, d'échange et de convivialité, de faculté d'étonnement et de poésie - Autour d'Eric Vigner -.
( Alain Hélou : Diplômé de sciences politiques et titulaire d’un DEA sur les rapports entre théâtre et politique. Il décide après avoir été l’assistant du metteur en scène E. Vigner de monter son atelier de travail théâtral. Ainsi s’amorce l’aventure des Ateliers du Vent où il assure la coordination artistique de la plupart des manifestations. )