L'AVANT-GARDE · GREGORY MOTTON
29 octobre 1993
L'avant-garde n'est pas morte. Pas du tout. Tout le monde est avant-garde. Je suis avant-garde, vous êtes avant-garde. Les émissions de télévision que regarde ma vieille maman sont plus avant-garde que n'importe qui d'entre nous parce que les producteurs de la télé comptent parmi les gens les plus avant-garde. Ils vivent dans des appartements avant-garde et roulent dans des voitures avant-garde et utilisent un vocabulaire si avant-garde que je ne le comprends pratiquement pas.
Le propriétaire de l'appartement que j'occupe m'a dit que si je ne travaille pas davantage mon image pour être plus avant-garde, il me mettra dehors pour installer quelqu'un qui l'est, lui.
L'autre jour mon fils est rentré de l'école en pleurant parce que le professeur et tous ses camarades de classe l'avaient grondé. "Mon petit, pourquoi s'en sont-ils pris à toi?" dis-je. Il leva les yeux sur moi et répondit : "Ils m'ont dit que je devais être différent, comme eux".
Ma voisine de palier est aussi très avant-garde, elle affirme que dès qu'apparaît un nouveau truc branché, elle l'achète tout de suite. Ce matin, je mes suis senti un peu ridicule en quittant la maison, en manteau, chaussures et pantalon. Elle, bien sûr, a fait dont de tous ses vêtements à une organisation caritaive qui recycle les vêtements et envoie le tout en Afrique, à tous les enfants qui meurent de faim là-bas. D'après elle, il s'agit d'une activité très originale, et c'est l'Avenir. Ce qu'il y a de bien, c'est que cet organisme gagne de l'argent, à un tel point que vous-mêmes êtes bien payé si vous rentrez là-dedans. Elle bien sûr, elle y est tous les jour, parce qu'elle a une vraie conscience politique.
Étant auteur de théâtre, j'essaie évidemment d'être très avant-garde, mais je n'y arrive pas vraiment, même si ça doit être simple, puisque tout le monde a l'air de pouvoir le faire.
Il y a des gens que vous n'auriez pas soupçonnés qui, à force d'efforts, y parviennent. Je me sens prendre du retard, terriblement. Même les écrivains les plus obscurs et les arrivistes sans talent sont littéralement encensés pour leur "innovation". Mais je n'arrive pas à m'y faire. Même si je me sens en marge de tout celà, la chose importante, quand on vit dans une société où tout le monde ou presque est avant-garde, c'est qu'il n'y a même plus de motif d'insatisfaction.
De fait, il faut vraiment ne plus être dans le coup pour se plaindre de quoi que ce soit, et être de mauvaise composition pour râler, alors que tout le monde se sent si bien, et si content de soi. Ce serait dommage de gâcher celà.
J'ai entendu dire qu'à une certaine époque, avant que tout le monde ne soit avant-garde, si vous disiez quelque chose, quoi que ce soit, vous pouviez être abordé par quelqu'un qui vous demandait "que voulez-vous dire par là ? Vous ne voulez pas dire que vous voulez dire autre chose?" .Comme ça devait être horrible. Aujourd'hui par chance, vous pouvez être bien sûr d'être pris au mot. Si vous dites quelque chose, les gens vous croient, de suite.
Si vous utilisez un mot, personne ne va aller vous dire "Espèce d'hypocrite, voleur de mot, menteur, vous appauvrissez la langue, imposteur !".Dieu merci. Maintenant les gens peuvent dire ce qu'ils veulent et ce qu'il croient. Et ils le font.
En Angleterre, on utilise peu l'expression "avant-garde".Je crois que c'est une expression française, je ne suis pas sûr du sens; quelque chose comme "en première ligne".
Bon, nous serions bien en peine d'utiliser ce genre d'expression parce que comme chez nous, tout le monde est "en première ligne", il n'y a pas lieu de mettre en valeur quoi que ce soit, et elle est donc inutile. De fait, on utiliserait cette expression de façon ironique, pour parler de quelqu'un qui ne serait pas dans le coup, ou dont les idées ne sont pas en harmonie avec celles des autres.
Ce que nous aimons, c'est être tournés vers ceux qui étaient avant-garde par le passé, et dont nous nous sentons les héritiers. Leur faire un geste de la main, comme à de vieux amis. On se sent si proche d'eux, et on a l'impression qu'ils nous le rendent bien. Et pour cause: nous sommes la réalisation même de tous leurs rêves et aspirations.
La sensation d'être dans le vrai est plutôt agréable. De savoir que tous, des employés obscurs, des petits fonctionnaires, des gérants de supermarchés, jusqu'aux PDG des chaînes de télé, aux journalistes, aux écrivains, ou aux critiques littéraires, nous vivons dans une sorte d'avant-garde de Paradis.
Et j'espère que celà va durer toujours.