Une virée initiatique · Evelyne Pieiller
Un univers complexe, énigmatique, insolent et plein d'humour
Pas de psychologie pas d'intrigue. Des mots, et des visions. Même si les héros de MOTTON n'ont rien, ne sont rien, ne savent trop ce qu'ils font, il ne s'agit pas là d'un théâtre naturaliste, mais d'un théâtre où les rêves prennent corps, où les terreurs trouent le tissu du réel ; un théâtre mouvant où le mental se fait chair, où le dehors et le dedans s'interpénètrent silencieusement. Chez MOTTON, il n'y a guère que des êtres perdus, les laissés pour-compte, les poubelles de l'histoire. Paumés, alcooliques, frappés divers, clochards : humiliés et offensés, chus et déchus, et qui, pourtant, s'occupent de vivre. Dans notre monde commun, exactement. Qu'est-ce qui reste quand on n'a plus rien ? Les babils dans lesquels on baigne, les discours, le souvenir des espérances déçues, le corps qui grince. Alors on peut, sous la mécanique qui se défait, retrouver la nudité, voire l'élémentaire.
Mais MOTTON n'écrit pas du BECKETT. Même si son théâtre est aussi une piste pour clowns tristes, fables et B.D, il propose bien davantage une virée initiatique, une saisie burlesque et hallucinée d'un univers nerveux, privé de sens par l'ordre et les valeurs du temps, où se confrontent, s'épousent, se heurtent, les folies publiques, et la difficulté d'exister.
MOTTON n'a pas trente ans, il a déja écrit cinq pièces, il est un beau cristalisateur de notre désordre: même si on ne saurait le réduire à çà, il est clair qu'une société dont l'horizon est la réussite sociale, ne lui convient pas vraiment. L'atmosphère de l'époque est ressentie comme un enfer miteux, c'est d'ailleurs là la beauté étonnante des pièces de MOTTON : Elles ont l'ampleur d'un songe où se dirait secrètement ce qui peut être notre salut, et elles ont la santé rigolarde des comédies bouffonnes. Mais sans jamais privilégier soit la démesure soit la familiarité, le symbole, ou le détail, il tresse le tout, il y met l'électricité, et il fait disjoncter.
On ne peut guère aimer MOTTON qu'en accueillant l'intégralité de son extravagante et indispensable ambition : écrire un théâtre élisabéthain d'aujourd'hui. Avec ses bouffons, ses fous, ses guerriers. Avec ses âmes égarées, ses envols vers les cieux, ses gags grossiers.
Comme BOTHO STRAUSS, il entend nommer le monde, et les traversées qu'on peut en faire, énoncer, ou plutôt faire vibrer ce qui nous manque, et ce qui peut nous tenir lieu de dignité - la compassion et l'émerveillement. Ici et maintenant, ce qui nous est éternité.
Dans ce théâtre-là se déploie peu à peu la légende, immémoriale et précise, de notre grande misère de dépossédés congénitaux, et de notre étrange beauté d'êtres perforés, capables d'aimer, de baptiser, de déraper. Plutôt qu'à les cantonner dans une signification unifiante, il faut laisser aux pièces de MOTTON leur rayonnement singulier : dans le fracas, les distorsions, les éclats, ce lyrisme-là, goguenard et poignant, nous offre la magnificence d'une vraie consolation.
Evelyne Pieiller, traductrice française des œuvres de Grégory MOTTON et de Sarah Kane, entre autres, a été professeur de philosophie et conservatrice de bibliothèques avant de devenir critique littéraire attitrée (Le Monde diplomatique et la Quinzaine littéraire).